Représentant mondial du groupe « Iwama ShinShin Aiki Shuren Kai », SAITO Hitohira sensei s’est rendu à Rennes les 7-8-9 novembre 2014 pour y diriger un 3ème stage international. Fils et successeur de SAITO Morihiro sensei, SAITO Hitohira sensei demeure l’un des rares enseignants à avoir vécu et pratiqué sous l’égide d’O-Sensei depuis sa plus tendre enfance.
Invité par Olivier Eberhardt et sous l’égide de Dento Iwama Ryu France, il a répondu à une interview retraçant ses liens avec la famille UESHIBA et les spécificités de l’Aïkido qu’il développe à travers le monde.
Maître Saito, quels sont les liens entre la famille SAITO et la famille UESHIBA ?
Mon père est devenu disciple de O-Sensei en 1945 et a suivi son enseignement jusqu’à la mort de O-Sensei en 1969. Mon père a reçu aussi du Fondateur un terrain situé juste à côté de sa maison, où il a construit la maison où je vis encore aujourd’hui. O-Sensei avait beaucoup d’affection pour mon père. Ma mère a également servi la famille UESHIBA pendant dix-huit ans. Même si j’ai pris mon indépendance, j’éprouve encore beaucoup de gratitude envers la famille UESHIBA pour tout cela. Par ailleurs, cette indépendance, je l’ai prise après en avoir reçu l’autorisation et l’approbation du troisième Doshu Moriteru UESHIBA. Ainsi, il n’y a aucune dispute entre nous, et aujourd’hui encore Moriteru Sensei est pour moi comme un grand frère. La pérennité de la famille UESHIBA est très importante à mes yeux, et je souhaite profondément que les familles UESHIBA et SAITO conservent cette relation maître-élève dans l’avenir.
Maître Saito, quelles sont les caractéristiques de l’entraînement (keiko) d’Aïkido dans votre école Iwama Shinshin Aiki Shuren Kai ?
Avant de parler des caractéristiques de l’entraînement, il est important de bien garder à l’esprit que mon père, Morihiro SAITO, a été le disciple direct de O-Sensei pendant de longues années et qu’il a ensuite dirigé le Dojo de O-Sensei jusqu’à sa mort. Tout cela s’est écoulé sur un demi-siècle, 50 ans…
Mon père m’a transmis tel quel l’Aïkido que pratiquait O-Sensei et qui était basé sur trois éléments fondamentaux : la pratique des armes (bukiwaza), des techniques à mains nues (taijutsu), ainsi que de la spiritualité Shinto. Aujourd’hui, seul l’Aïkido de style Iwama Shin Shin propose une pratique fidèle à l’Aïkido de O-Sensei, c’est à dire une pratique qui intègre simultanément ces trois éléments fondamentaux.
O-Sensei a eu de nombreux disciples. Parmi ceux-ci, certains ont très tôt pris leur indépendance. D’autres sont restés à l’Aïkikai mais parmi eux, peu ont compris profondément l’enseignement de O-Sensei. Dans ce contexte, mon père est resté 23 ans auprès de O-Sensei, qui lui a transmis directement son enseignement. Mon père a pratiqué chaque jour directement avec O-Sensei, et il a transmis tel quel cet enseignement au dojo d’Iwama. Et moi, je ne fais que perpétuer cet héritage : notre forme de pratique restitue fidèlement dans tous ses aspects l’Aïkido que pratiquait O-Sensei.
Pour ce qui est de l’entraînement, il y a un point sur lequel beaucoup de monde se trompe. Dans les Budo, la règle est simple : si vous êtes immobilisé par une saisie et que vous ne pouvez pas vous libérer, vous êtes mort.
La première base des Budo consiste donc naturellement à être capable de se défaire d’une saisie réelle, puissante et immobilisante. C’est la raison pour laquelle il est fondamental que le pratiquant s’entraîne tout d’abord à partir de la position qui lui est la plus défavorable, en statique. Evidement, l’objectif ultime est d’être capable d’esquiver avant que l’adversaire ne puisse saisir pleinement et d’exécuter les techniques en dynamique, mais imaginez ce qui se passe si justement, pour une raison ou une autre, un erreur de timing par exemple, vous ne pouvez esquiver à temps. Vous êtes mort.
C’est pour cela que nous considérons comme primordial, comme la première base, l’entraînement qui consiste à travailler les techniques en partant de la position/situation la plus défavorable pour soi. La première étape de l’apprentissage est de savoir que faire dans tel ou tel cas. Ensuite, progressivement le pratiquant intègre toutes ces bases dans son corps et devient capable d’exécuter les techniques en dynamique. Cette progression par étape n’est pas spécifique à l’Aïkido. Elle existe également en calligraphie où elle est reflétée par trois styles d’écriture (Kaisho, Gyosho et Sosho) (1), et il en va exactement de même dans les Budo.
Mieux, il en va de même dans tous les domaines de la vie : regardez quelqu’un faire du vélo pour la première fois, au début il n’y arrive pas car il n’a pas l’équilibre, celui-ci vient peu à peu, au fur et à mesure qu’il monte sur son vélo. Il progresse au fur et à mesure qu’il intègre les différentes sensations dans son corps. Notre entraînement suit le même cheminement.
Notre méthode d’entraînement consiste à partir de la position la plus défavorable et réelle, en statique: on apprend ainsi à exécuter les techniques correctement, à rester stable et à déséquilibrer le partenaire.
Progressivement, on acquiert de la précision technique dans les angles, dans le timing, et l’on devient un jour capable d’exécuter pleinement les techniques en dynamique. L’objectif de l’Aïkido est bien sûr de pratiquer les techniques en dynamique, mais pour être un jour capable de cela, il faut passer par un apprentissage contraignant en statique. Il est impossible de comprendre le meilleur timing d’esquive tant que le corps n’a pas intégré le moment et le point à partir duquel il est immobilisé.
L’entraînement (keiko) ne peut pas se limiter à l’exécution de techniques dans des conditions idéales de facilité. Ceci est aussi une attitude : comment faire lorsque l’on n’est pas en forme, lorsque l’on est malade ? La réalité, la vie, n’offrent pas toujours les conditions favorables pour agir. Que faire quand on a un pied bloqué, quand il fait sombre, et qu’on ne peut réagir avec le bon timing ? Depuis les temps anciens, les japonais portent une importance toute particulière au travail des bases, parce qu’ils savent que les conditions offrent toujours des situations différentes et pas forcément optimales : la maladie, la boue, la nuit…
Le fait d’avoir incorporé ces bases, ou non, est justement ce qui fait la différence dans les moments critiques, ce qui protège ou non votre vie. Bien sûr, on trouve des gens très forts partout quelle que soit la méthode d’entraînement, mais pour que le plus grand nombre d’entre nous puissent vraiment y parvenir, le point de départ du keiko (entraînement) consiste à intégrer les situations les moins favorables dès le début. Ceci est vrai dans tous les Budo. Cette démarche est celle de l’Aïkido de style Iwama, et celle qu’enseignait O-Sensei. Nous y sommes fidèles.
Il y a des étapes de progression comme mentionné plus haut, et il faut en premier lieu être capable de bouger même en étant très fortement saisi/immobilisé. O-Sensei disait “kasshiri tsumete” dans son dialecte de la région de Wakayama. Ceci signifie « saisissez fermement ». Pour lui, un vrai Budo doit apprendre au pratiquant à bouger même si il est très fermement saisi/immobilisé. Ce n’est pas parce que le partenaire est bloqué qu’il faut relâcher la saisie, sinon le Budo perd tout son sens. Il ne suffit pas d’expliquer que « normalement il suffit de faire ceci ou cela dans telle ou telle situation et avec tel ou tel timing ». Ce type d’enseignement ne respecte pas l’esprit authentique du Budo. Il ne fait que « dire ce qui devrait se passer idéalement » dans telle ou telle situation, mais n’enseigne pas comment arriver à ce niveau idéal. Tout ceci n’est pas réaliste et c’est pourquoi mon enseignement commence par la base : comment faire à partir de la situation la plus défavorable (être immobilisé)…
Mais ce n’est pas moi qui ai inventé cette manière de pratiquer, c’est celle de Morihei UESHIBA, que mon père puis moi conservons vivante.
Sensei, votre école Shinshin Aiki Shurenkai vient de célébrer ses 10 ans en 2014. Quel est votre bilan de ces années et quelles sont vos perspectives ?
Je suis né en 1957, pour ainsi dire sur les genoux de O-Sensei, auprès duquel mon père était élève à demeure depuis 12 ans. Mon père et ma mère servaient O-Sensei et son épouse tous les jours. La vie quotidienne était centrée sur le Dojo de O-Sensei à Iwama, dans la préfecture d’Ibaraki.
Ainsi, lorsque j’ai pris mon indépendance il y a 10 ans, j’ai été la proie d’un stress très puissant. J’étais déchiré entre l’envie de rester et l’envie de protéger cet héritage. J’étais tiraillé par ces deux options mais finalement, prendre mon indépendance était la seule solution. C’était comme « sauter » d’un gros navire sans bouée ni gilet de sauvetage. Personne ne voulait me suivre ni m’aider.
Mais je ne suis pas parti avec l’envie qu’on m’aide ou qu’on me suive. Je suis parti afin de souscrire à mes obligations envers mon père Morihiro SAITO Sensei et envers Morihei UESHIBA Sensei. Je suis parti pour cette raison « pure », adjectif que j’emploie ici a dessein. En effet, de mon point de vue, la relation de filialité à O-Sensei s’est atténuée progressivement depuis Kisshomaru UESHIBA Sensei. Aujourd’hui, on en est à ma génération, à la génération du troisième Doshu Moriteru UESHIBA Sensei, et entre temps, deux courants, celui de l’Aïkikai et celui d’Iwama, se sont progressivement séparés et se sont développés partout dans le monde.
Toutefois, ces deux courants proviennent d’une source unique : O-Sensei. Ainsi, il n’est pas exact de dire que nous pratiquons quelque chose de complètement différent.
En revanche, nos visions ne sont plus les mêmes et cela apparaît dans nos enseignements et notre manière de pratiquer. Ainsi à Tokyo, on pratique dès le début en ki-no-nagare (en dynamique), tandis qu’à Iwama nous conservons la méthode traditionnelle. Je ne critique ni ne renie la méthode suivie à Tokyo, car au final, l’objectif et la forme sont les mêmes. Dans les deux cas d’excellents Aikidoka sont formés.
L’enseignement à Iwama est peut-être un peu plus dur au début pour le débutant, mais c’est une forme d’enseignement au cours duquel les incompréhensions et les difficultés s’évanouissent peu à peu.
En effet, j’ai des doutes sur un enseignement qui n’incorpore pas les situations les plus contraignantes, qui interdit de saisir fortement le partenaire, étape nécessaire afin de prendre en compte tous les aspects de la réalité, mais qui inclue directement les formes dynamiques (niveau le plus élevé). Cette méthode laisse pour certains étudiants des doutes quand à l’efficacité des entraînements et des techniques, et il arrive ainsi que certains arrêtent de pratiquer.
Inversement, l’enseignement de Morihei UESHIBA Sensei est difficile au début, mais au fur et à mesure de la pratique, les difficultés disparaissent ne laissant derrières elles aucun doute. Pour moi, un véritable enseignement de qualité est celui qui permet aux étudiants de progresser en résolvant leurs doutes et difficultés. Ainsi, au bout d’une dizaine d’années de pratique, on peut ainsi commencer à toucher de ses propres doigts le trésor légué par mon père Morihiro SAITO Sensei.
Je n’ai pas pris mon indépendance pour être indépendant, mais parce que je voulais continuer à transmettre l’enseignement de Morihiro SAITO Sensei. Bien sûr cette indépendance a pris la forme d’une nouvelle structure nommée Shinshin Aiki Shurenkai, mais en fait, celle-ci ne fait que faire vivre et transmettre l’enseignement de O-Sensei, de manière authentique, fidèle et traditionnelle, en respectant et en intégrant la pensée du Fondateur au centre même de la pratique. C’est ainsi que nous pratiquons chaque jour que Dieu fait.
Je reçois de nombreux ushi-deshi (élèves à demeure) qui viennent des quatre coins du monde. Je m’efforce de leur faire vivre de la manière la plus fidèle possible l’entraînement qu’ils auraient eu avec le Fondateur, et cela commence le matin par des prières. Ces prières que pratiquait O-Sensei tous les jours expriment la gratitude envers les Dieux. La prière et la gratitude sont un dénominateur commun à toutes les religions du monde. Le Fondateur commençait et terminait chaque journée par des prières de gratitude au Créateur. C’est en mémoire de O-Sensei que notre groupe s’appelle Shinshin Aiki Shurenkai : « Shinshin » (神信) signifie « croire en Dieu ». J’ai choisi ce nom afin de simplement indiquer que notre Dojo conserve et enseigne le Budo du Fondateur.
Cela fait maintenant 10 ans que j’ai choisi ce nom en mémoire de O-Sensei. Depuis, il y a eu des moments de joie, des moments tristes, des moments difficiles, mais ces 10 ans ont passé très vite. Ces moments, je les ai traversés en m’en remettant à Dieu, et j’ai fait ce que j’avais à faire chaque jour. Dans le même temps, de nombreuses personnes ont rejoint notre groupe qui est comme une famille et qui ne cesse de grandir. Aujourd’hui, chaque journée est belle. Quand j’étais jeune, j’étais tellement impliqué dans ma pratique que j’ai eu de nombreux accidents. J’ai dû me faire opérer des hanches, encore récemment j’ai dû me faire opérer du genou, mais si on pratique conformément aux enseignements du Fondateur, même avec un corps endommagé, c’est possible. En effet, les techniques du Fondateur ne sollicitent pas une partie précise du corps, mais tout le corps simultanément. Ainsi la pression sur un genou est facilement compensée. Toutefois, la pratique des kihon (bases) sollicitant fortement les membres inférieurs, il m’arrive encore d’avoir mal aux genoux. Mais même ainsi je suis heureux et mets à profit chaque journée. Oui, ces 10 années ont filé très vite.
Pour ce qui est des perspectives, je vais bientôt avoir 60 ans et je pense que mon rôle est maintenant de partager et de transmettre, ne serait-ce qu’à une personne de plus, l’enseignement de O-Sensei. Le rôle que s’était donné le Fondateur était de purifier ce monde de guerres et de créer le paradis sur terre. Et à la question de savoir où est ce paradis, la conclusion à laquelle il était arrivé est que le paradis est en nous tous, dans notre coeur. Je l’ai entendu dire que « découvrir cela est l’objectif même de l’Aïkido ». Je serais très heureux que même une seule personne de plus le comprenne. Ma mission est de transmettre l’enseignement de Morihei UESHIBA Sensei et de mon père Morihiro SAITO Sensei – « Morihiro » est le nom d’Aïkido que O-Sensei a donné à mon père.
Même si, et justement parce que l’Aïkido est aujourd’hui toujours représenté par la famille UESHIBA. Je dois maintenant préparer la relève pour une nouvelle génération, à commencer par mes deux fils Yasuhiro et Mitsuyoshi qui pratiquent l’Aïkido. Je vais les encourager et les aider dans leur entreprise. Dans le même temps, Moriteru UESHIBA Sensei ne ménage pas ses efforts, son fils le 4ème Doshu Mitsuru UESHIBA est devenu un homme. Je souhaite que les familles SAITO et UESHIBA entretiennent de bonnes relations dans l’avenir.
Le leadership revient à la famille UESHIBA, et historiquement c’est à la mienne de l’épauler. Je souhaite vraiment que cette forme de pensée soit conservée dans l’avenir.
C’est ce que je répète chaque jour à mes fils. Mais dans le même temps, nous devons protéger, conserver et transmettre les techniques traditionnelles d’Iwama : c’est là toute l’œuvre et l’héritage de mon père. Tous ceux qui apprécient cette forme de pensée sont nos amis, mais nous n’avons rien contre ceux qui ne partagent pas ces valeurs ou qui ne connaissent pas l’Aïkido. Ce qui compte vraiment, c’est que ces valeurs traditionnelles vivent et se répandent.
Ces valeurs sont l’âme du Japon, elles sont celles du Shinto ou du Bouddhisme. Je les pratique par le Shinto, comme le Fondateur : la journée commence en prière, puis commence la méditation, puis commence le keiko (entraînement), passe ensuite la journée avec ses travaux aux champs comme nous l’a enseigné O-Sensei.
C’est parce que Moriteru-UESHIBA Sensei a permis que je prenne mon indépendance que j’ai le temps de vivre ainsi, exactement comme le faisait le Fondateur. Autrefois, mon père et moi devions nous occuper du Dojo du Fondateur, de l’Aiki-Jinja avec tout ce que cela comprend. Nous étions très occupés même si nous avions le temps de travailler aux champs et d’en offrir le fruit en offrandes aux Dieux. Indépendant, je peux véritablement suivre le mode de vie de O-Sensei. Pour cela aussi je suis très reconnaissant à la famille UESHIBA. Je suis également très reconnaissant envers toutes celles et tous ceux qui aujourd’hui s’occupent du Dojo du Fondateur et de l’Aiki-Jinja.
Il y a 10 ans, je faisais face à un certain stress. Mais aujourd’hui, je ne ressens plus que de la gratitude. Chaque journée est une gratitude. Pour ce séminaire en France, à Rennes, je ressens également de la gratitude. Pour moi, tout cela est guidé par O-Sensei. Je pense que le bonheur est de pouvoir pratiquer l’Aïkido chaque jour. Je vous en remercie.
Interview réalisée le 9 novembre 2014 à Rennes (France) par Olivier Eberhardt.
Traduction : Charles Durand / Olivier Eberhardt
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( 1) La calligraphie (shodo 書道) japonaise a trois styles d’écriture qui correspondent à des étapes de maîtrise. Le premier style qui est enseigné est appelé « Kaisho » et consiste en des caractères biens centrés, aux angles proéminents et dans lequel chaque détail est sanctionné sévèrement. Ce premier style permet d’acquérir les bases. Il se caractérise par une impression de statique. Le deuxième style est appelé Gyosho : les caractères sont encore proches de ceux du style Kaisho mais montrent des courbes plus dynamiques et restituent plus le mouvement du pinceau. Les caractères écrits dans le troisième style appelé Sosho ou « écriture d’herbe » sont illisibles pour les néophytes, leurs formes s’enchaînent tandis qu’ils reproduisent le mouvement même du pinceau. Chacun de ces styles est une étape qui nécessite la maîtrise préalable du style précédent.